48

La nuit d’avril tombait, point encore assez sombre en l’esprit de monsieur le prince de Condé qui, nerveusement, procédait à une montre[17].

Le prince ne manifestait rien de ses pensées intérieures bien qu’il estimât l’armée frondeuse de niveau assez relevé et de très belle présentation. Il reconnaissait parfois un visage, un vétéran des luttes aux frontières du nord contre les Espagnols.

Derrière lui marchaient le duc de Beaufort et son beau-frère, le jeune et séduisant duc de Nemours. Tous deux n’en menaient pas large, pensant que le souvenir de la défaite de Jargeau se trouvait encore en toutes les mémoires. En quoi ils se trompaient : en apparaissant, « le Grand Condé », inoubliable vainqueur de Rocroi, avait redonné à ses troupes le mordant qui leur faisait défaut peu avant.

Le prince leva ses yeux très bleus et soudain étincelants vers un ciel où se voyaient encore des lueurs roses qui se noyaient peu à peu dans les ténèbres.

— C’est sans fin, cette chute du jour !… maugréa-t-il.

Mais il était trop excellent soldat pour ne point attendre le temps nécessaire à son audacieux projet.

Il remarqua que la terre mouillée parfumait l’air, et que cette odeur agréable faciliterait le sommeil des soldats de l’armée royale.

Puis il pensa à autre chose.

Un peu plus avant dans la nuit, le baron Jérôme de Galand et son fidèle lieutenant Ferrière allaient au pas lent de leurs chevaux par les rues et ruelles de Paris désert et plongé dans le noir le plus total. En outre, le vent se levait et faisait grincer sinistrement les chaînes des enseignes d’échoppes, nombreuses en ce quartier.

Les deux hommes se rendaient sans hâte à leur mission, porteurs de mauvaises nouvelles, et leurs ombres semblaient démesurées à la pâle lumière du falot que le lieutenant Ferrière tenait de sa main gauche, lumière dansant au gré des cahots de la rue.

— Une nuit venteuse ! remarqua Ferrière d’une voix étouffée.

— Et bientôt le brouillard ! répondit Galand qui ne montrait point davantage de belle humeur.

L’ayant approuvé, Ferrière ajouta :

— Le service en cette heure tardive ouvre l’appétit. Je m’imaginais voici peu devant pieds de cochons et crêtes farcies, ortolans, pièces de cerf, de sanglier ou de chevreuil… Ou même un gros lièvre. Qu’en pensez-vous ?

Galand haussa les épaules.

— Je vous écoute. Poursuivez.

Ferrière, que le sujet passionnait, avala sa salive :

— Des œufs brouillés avec bouillon d’oseille. Pour ouvrir l’appétit. Mais vous, que préférez-vous ?

— Ma foi, lieutenant, je n’accorde point à tout cela l’importance qui semble la vôtre. Mes goûts sont modestes. Soles ou perches sont ma seule gourmandise et le reste m’indiffère… Avez-vous le dessin de la dernière écorchée ?

L’absence de transition coupa tout net l’appétit de Ferrière. Ainsi était son chef qu’en dehors des affaires criminelles ou de la sûreté de l’État, peu de chose l’intéressait bien qu’à plusieurs reprises, ces dix dernières années, il se fût laissé aller à d’étranges réflexions sur le « Gouvernement Idéal » des hommes.

Le lieutenant répondit :

— Je l’ai. Avec tous ses détails.

Jérôme de Galand approuva.

Sortant de Paris par la Porte Saint-Jacques, ils se rendaient en belle maison de la rue de la Vieille Draperie. Bien qu’il n’en laissât rien paraître, comme à son habitude, Galand se sentit défavorablement impressionné par l’attitude des gardes en faction à la Porte Saint-Jacques. Certes, on le reconnaissait et le saluait avec déférence, au moins en apparence, mais quelques regards insolents n’avaient point échappé à son sens aigu de l’observation.

Ce fut Ferrière qui en parla :

— Les gardes nous ont fait vilaine figure, ce soir. On eût dit des laquais sentant leur maître ruiné.

Galand sourit dans l’ombre.

— La chose est bien observée, Ferrière. C’est bien de cela dont il s’agit. Même stupides, abrutis de vins mauvais, ils savent qu’à Paris, sous la main de Gaston d’Orléans, le vent souffle en le sens de la Fronde, comme ils n’ignorent pas ma loyauté à la couronne. Je suppose que quelques uns d’entre eux prendraient grand plaisir à me faire passer de vie à trépas.

Ferrière s’indigna, remuant sur sa selle et avec lui le falot, ce qui eut pour grand effet de faire danser follement leurs ombres soudain démesurées. Il conclut, comme pour se rassurer :

— Ils n’oseraient jamais !

Galand observa son lieutenant avec une réelle curiosité :

— Vous croyez donc cela…

Ferrière, quoique gêné, persista en sa position :

— Comment ne le point penser ?… Un esprit comme le vôtre !… En matière criminelle qui nous passionne vous et moi, je sais qu’il n’est point deux hommes tels que vous par siècle. Ces porcs ne savent rien des finesses qui préparent un esprit à la police criminelle, mais ils respectent et craignent votre nom.

— Un homme est un homme et, l’instant d’après, un cadavre. Qu’il eût été seul en son siècle lui importe alors bien peu… Nous sommes arrivés !

Le baron de Carel, en mules de velours vertes et robe de chambre bouton d’or à fond jaune et vert garnie de parements dorés, fit ouvrir aux deux policiers et les reçut avec une hostilité qu’il ne dissimula point mais qui laissa Galand en grande indifférence.

Le général de police s’exprima cependant avec diplomatie, exposant qu’une rumeur parvenue jusqu’à lui l’avait averti de la disparition de la baronne de Carel.

Le mari explosa de rage :

— Mais vous me parlez là de la putain !

— De madame la baronne ! corrigea doucement Galand.

L’époux, hors de lui, entreprit de faire les cent pas :

— Baronne, elle ne l’eût point été si je ne l’avais prise pour femme en un moment de folie.

— On la dit jeune et fort belle ! insista le policier en observant le gros homme dans la quarantaine qui continuait d’aller et venir, soucieux et manifestement très en colère :

— Il eût mieux valu qu’elle fût moins belle et davantage attachée à son mari. Elle me trompait, monsieur.

« On peut la comprendre », songea Galand qui répondit :

— A-t-elle disparu depuis longtemps ?

Le baron de Carel, cessant ses allées et venues, s’immobilisa devant Jérôme de Galand :

— Disparaître, mais elle ne faisait que cela !… Elle repérait les hommes de quelques richesses, et pas toujours de la noblesse, faisait tant de manières provocantes qu’ils la menaient en leur lit et, une fois les jambes en l’air, elle les tenait !

— Les jambes en l’air, elle les tenait…, répéta Galand, assez interloqué par cette curieuse image.

Le baron de Carel reprit :

— Par nombreux caprices, elle obtenait d’eux or et bijoux qu’elle ne rapportait point même ici, où il eût été naturel, mais cachait en un endroit que je ne connais point. Imagine-t-on pareille chose ?

« Il a quelque disposition à se trouver maquereau, ce baron ! » songea Galand qui conserva son ton imperturbable :

— On dit que monsieur d’Harcourt…

L’autre le coupa :

— Harcourt !… Ajoutez-y Beaufort et quelques hauts seigneurs de ses amis car la putain avait bonne réputation chez ces beaux messieurs qui se la recommandaient l’un à l’autre.

— Je vois !… répondit le policier qui adopta volontairement un ton dégagé pour ajouter, comme on le fait d’une remarque négligeable : Il s’agit là de seigneurs favorables à la Fronde…

Le baron de Carel l’observa avec méfiance tout en évitant son regard :

— Monsieur, je ne sais point ces choses, m’y intéressant fort peu !… Est-ce là tout ce que vous vouliez savoir ?

— Pas tout à fait ! rétorqua Galand.

D’un geste vif, il réclama le dessin à Ferrière qui le lui tendit aussitôt.

Curieux, le baron de Carel se dressa légèrement sur la pointe des pieds mais Galand tenait le document de sorte que son interlocuteur ne pût rien distinguer.

Enfin, le policier leva les yeux du parchemin et observa durement le baron de Carel.

— Écoutez-moi avec attention et faites effort pour vous souvenir. Madame la baronne de Carel est une femme de taille moyenne, aux épaules larges et rondes, aux jambes longues mais aux pieds très étrangement petits…

Carel le coupa :

— Sa mère, à demi putain elle aussi, l’obligea fort tôt à porter souliers étroits si bien que les pieds connurent mauvais développement.

Galand hocha la tête, marquant son intérêt, puis reprit :

— Elle a la peau fort douce et jolie, très blanche et laiteuse, et les cheveux d’un blond soutenu, sans pâleur. Elle porte grain de beauté sur l’épaule gauche, un autre au-dessus de la hanche gauche ainsi qu’une tache brune à mi-hauteur du dos. Au creux de l’épaule droite, on lui voit légère excroissance et l’on remarque cicatrice sur la partie supérieure du genou droit… Est-ce bien là traits reconnaissables de la baronne ?

Le baron de Carel, en un geste sans grande signification en cela qu’il n’appelait aucun effet, porta la main à une épée imaginaire qui ne se pouvait concevoir au-dessus d’une robe de chambre :

— Ah çà, l’auriez-vous foutue, vous aussi ?

Le ton cinglant et le regard glacé de Galand firent taire Carel qui se composa une mine outragée en entendant :

— Répondez à ma question ou c’est par les couilles que je vous traîne au Châtelet !

Impressionné, Carel répondit rapidement :

— Il s’agit bien de la baronne de Carel. Qu’a-t-elle donc fait, dont je ne suis point responsable ?

Galand roula le document et le tendit à Ferrière.

— Elle, rien sans doute. Mais on l’a écorchée vive. Je puis vous indiquer la sépulture provisoire où se trouve le corps mais ne puis vous rendre la tête.

— Pourquoi diable la gardez-vous ?

— Je ne la garde point, monsieur, n’en ayant pas l’usage. Nous ne l’avons point retrouvée, et c’est là tout autre chose.

Il hésita puis, d’une voix plus douce :

— Connaissez-vous un homme dont les avant-bras seraient couverts de cicatrices ?

— Non, je n’en connais point.

Galand faisait déjà demi-tour lorsque le baron de Carel le rattrapa et le saisit à l’épaule. Le policier regarda cette main posée sur son épaule, puis jeta à Carel un regard si menaçant que celui-ci ôta sa main comme si elle se trouvait posée sur des braises ou en un nid de vipères.

Enfin, le baron de Carel, en une voix où vibrait l’espérance, questionna :

— Et l’or, les bijoux… Les avez-vous retrouvés ?

Galand observa son interlocuteur avec un intérêt renouvelé puis, d’une voix douce :

— Sachant dans quelle profonde affliction vous plongerait ce deuil cruel, j’ai estimé que ces questions de moindre importance ne méritaient point que j’y gaspille mon temps. À ne jamais vous revoir, monsieur !

Il se dirigea vers la porte sans saluer le baron de Carel.

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